Les Fausses Confidences, Marivaux - Extrait

Modifié par Delphinelivet

Dans Les Fausses Confidences (1737) de Marivaux, Dorante, un jeune homme de bonne famille mais désargenté, est tombé amoureux de la riche veuve Araminte. Son ancien valet Dubois enchaîne les manigances et les tromperies pour que Dorante, engagé comme intendant par Araminte, parvienne à conquérir son cœur. 

Acte III, scène 12

DORANTE, ARAMINTE.

[…] 

ARAMINTE.
Demain, dites-vous ? Comment vous garder jusque-là, après ce qui est arrivé ?

DORANTE, plaintivement.
De tout le reste de ma vie, que je vais passer loin de vous, je n'aurais plus que ce seul jour qui m'en serait précieux.

ARAMINTE.
Il n'y a pas moyen, Dorante ; il faut se quitter. On sait que vous m'aimez, et on croirait que je n'en suis pas fâchée.

DORANTE.
Hélas ! madame, que je vais être à plaindre !

ARAMINTE.
Ah ! Allez, Dorante ; chacun a ses chagrins.

DORANTE.
J'ai tout perdu ! J'avais un portrait et je ne l'ai plus.

ARAMINTE.
À quoi vous sert de l'avoir ? vous savez peindre.

DORANTE.
Je ne pourrai de longtemps m'en dédommager ; d'ailleurs, celui-ci m'aurait été bien cher ! Il a été entre vos mains, madame.

ARAMINTE.
Mais, vous n'êtes pas raisonnable.

DORANTE.
Ah ! madame, je vais être éloigné de vous. Vous serez assez vengée ; n'ajoutez rien à ma douleur.

ARAMINTE.
Vous donner mon portrait ! songez-vous que ce serait avouer que je vous aime ?

DORANTE.
Que vous m'aimez, madame ! Quelle idée ! qui pourrait se l'imaginer ?

ARAMINTE, d'un ton vif et naïf.
Et voilà pourtant ce qui m'arrive.

DORANTE, se jetant à ses genoux.
Je me meurs !

ARAMINTE.
Je ne sais plus où je suis. Modérez votre joie ; levez-vous, Dorante.

DORANTE, se lève, et tendrement.
Je ne la mérite pas, cette joie me transporte, je ne la mérite pas, madame. Vous allez me l'ôter ; mais n'importe ; il faut que vous soyez instruite.

ARAMINTE, étonnée.
Comment ! que voulez-vous dire ?

DORANTE
Dans tout ce qui s'est passé chez vous, il n'y a rien de vrai que ma passion, qui est infinie, et que le portrait que j'ai fait. Tous les incidents qui sont arrivés partent de l'industrie d'un domestique qui savait mon amour, qui m'en plaint, qui, par le charme de l'espérance, du plaisir de vous voir, m'a, pour ainsi dire, forcé de consentir à son stratagème ; il voulait me faire valoir auprès de vous. Voilà, madame, ce que mon respect, mon amour et mon caractère ne me permettent pas de vous cacher. J'aime encore mieux regretter votre tendresse que de la devoir à l'artifice qui me l'a acquise. J'aime mieux votre haine que le remords d'avoir trompé ce que j'adore.

ARAMINTE, le regardant quelque temps sans parler.
Si j'apprenais cela d'un autre que de vous, je vous haïrais sans doute ; mais l'aveu que vous m'en faites vous-même dans un moment comme celui-ci, change tout. Ce trait de sincérité me charme, me paraît incroyable, et vous êtes le plus honnête homme du monde. Après tout, puisque vous m'aimez véritablement, ce que vous avez fait pour gagner mon cœur n'est point blâmable : il est permis à un amant de chercher les moyens de plaire, et on doit lui pardonner lorsqu'il a réussi.

DORANTE.
Quoi ! La charmante Araminte daigne me justifier !

ARAMINTE.
Voici le Comte avec ma mère, ne dites mot, et laissez-moi parler. 

Marivaux, Les Fausses Confidences, Acte III, scène 12, 1737

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